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Pour en finir avec le fantasme du bon message à la bonne personne au bon moment

Yves Siméon*, fondateur du cabinet de consulting indépendant Reload, explique pourquoi l’usage toujours mécanique et mal calibré que l’industrie fait de la data est à revoir d’urgence si l’on veut pratiquer un marketing véritablement intelligent.

Dans un livre blanc publié récemment par Reload, votre cabinet-conseil, vous explorez la notion d’écologie de la communication. Vous défendez la nécessité d’opérer une véritable refonte du modèle marketing actuel, fondé sur la multiplication des innovations et une bonne dose d’opacité. Que faut-il changer en priorité pour reconnecter les marques avec les consommateurs ?

Les marques doivent se concentrer sur les attentes des consommateurs, et les contrats qui les lient doivent leur servir de principales références et de guides. Le souci est qu’aujourd’hui les marques partent un peu dans tous les sens, en oubliant de se consacrer véritablement à ce qui doit être au cœur de leur relation avec leurs consommateurs.

Prenez l’exemple d’Amazon, qui investit très peu en publicité, qui ne développe aucun imaginaire, mais qui fait ce à quoi elle s’est engagée : livrer le produit commandé à l’heure. Amazon respecte son contrat, c’est un exemple de marque qui a réussi, quel que soit notre avis à son sujet.

Il faut en effet faire moins de publicité et offrir en contrepartie, en fonction de chaque situation et de chaque contrat, plus de service, plus d’expérience, plus d’initiatives communautaires (pour les marques dont c’est la vocation, c’est-à-dire une minorité).

Vous dénoncez le « surciblage » comme une dérive du développement rapide du digital. Or, un des principes les plus défendus par les marketeurs aujourd’hui, et que l’on retrouve dans les campagnes alliant data et créativité, est justement celui de l’ultrapersonnalisation des campagnes, basée sur le ciblage et la segmentation des données. Qu’est-ce qui ne va pas selon vous ?

En théorie, le ciblage intelligent peut être une très bonne chose, mais cela suppose de vraiment connaître les raisons qui font que le consommateur n’achète pas un produit, afin de calibrer sa communication de manière adaptée. Mais aujourd’hui les outils sont manipulés de manière mécanique, et la data renforce beaucoup plus qu’elle ne diminue la répétition. D’autant plus que l’on cible toujours en priorité les gros consommateurs sur lesquels on a beaucoup de données.

C’est cela que je dénonce, ce surciblage que le professeur de marketing australien Byron Sharp décrit dans son ouvrage How brands grow : la vérité sur la croissance des marques. Toute l’industrie se structure autour du fantasme du bon message à la bonne personne au bon moment, mais je me demande si quelqu’un arrive à mesurer à quel niveau cet objectif est vraiment atteint.

Nous vivons à une époque où nos sociétés ont moins d’argent et beaucoup plus de raisons de moins consommer. Le choix de consommer ou de ne pas consommer est donc plus engageant. Or, le retargeting ne fait que remuer le couteau dans la plaie. C’est vécu comme une sorte de harcèlement par les consommateurs. Il n’y a aucune psychologie dans le retargeting. C’est cela qui a fait grimper le niveau d’adoption des ad blockers d’une manière inédite ces trois dernières années.

Il faut également se méfier de l’obsession des outils. L’adoption de solutions technologiques à tout va nous empêche de faire de la stratégie et nous induit en erreur. Rappelons-nous les expériences plutôt amères avec les plateformes de gestion de données (DMP), qui ont exigé beaucoup d’investissements sans que suffisamment de questions n’aient été posées en amont sur leur pertinence dans chaque cas de figure. Même chose avec les assistants vocaux : tout le monde en parlait il y a six mois, plus personne n’en parle aujourd’hui.

Vous indiquez que le marketing est devenu user centric, mais en négligeant la dimension relationnelle entre la marque et les consommateurs. Cela passe par quoi ? Plus de créativité ? Plus de communication ?

On n’est jamais assez user centric, mais il faut qu’en parallèle les marques pensent « la relation », c’est-à-dire ce qu’elles font vivre à leurs consommateurs. Dans nos métiers de communicants, nous sommes encore trop concentrés sur la notion de positionnement, de signature, alors qu’il nous faut apprendre à évoluer avec les gens, à vivre avec eux.

En réalité, les marketeurs et leurs agences ne sont pas devenus si user centric que cela… Pensez aux emballages des produits ou aux enseignes dont les publics ont vieilli, et qui n’ont pas bougé pour accompagner leur changement. Pensez aux packagings qui continuent de ne donner que très peu d’informations sur les produits aux consommateurs, alors que ces derniers se baladent avec des applications pour comprendre ce qu’il y a dans ce qu’ils mangent. Je ne suis pas sûr que les marques des produits de grande consommation aient compris comment répondre à cela. Celles qui l’ont compris sont les plateformes, les interfaces qui savent ce qu’expérience utilisateur veut dire. Les notions de parcours et d’expérience sont centrales dans le marketing.

Vous évoquez dans une tribune la nécessité de repenser le modèle de production créative dans ce contexte de transformation digitale et technologique. Jusqu’ici le créatif travaillait seul, tandis qu’aujourd’hui il faut repenser le processus créatif collectivement. Est-ce que les agences l’ont compris ?

L’avènement du digital et de la technologie a bousculé le modèle classique d’organisation de la création autour du couple concepteur-rédacteur / directeur artistique. Il y a environ cinq ans nous avons vu arriver les creative technologists, les communication planners, aujourd’hui les data experts. Il faut par conséquent réinventer de nouveaux modèles de travail pour que la réunion de ces expertises fonctionne bien. La transformation de nos métiers passe par le rapprochement des disciplines comme data et création et par une réflexion de fond sur les méthodes de travail. Tout reste à faire.

* Responsable de la conception média en agence de publicité (BDDP, CLMBBDO) pendant 10 ans, Yves Siméon a ensuite accompagné la transformation des agences média durant 15 ans à la tête des centres d’expertise et de planning stratégique chez Carat et Publicis. Il est le fondateur et manager de Reload, cabinet indépendant qui accompagne les annonceurs et leurs agences dans la transformation des métiers du marketing et de la communication à travers des missions de consulting et de formation.

Propos recueillis par Luciana Uchôa-Lefebvre